Ma peinture




Le souvenir, l’histoire, l’émotion ? La belle émotion ! Pas la moche, celle qui est grise et qui vous écrase. Non celle qui parle en couleurs, qui vibre et enchante.

Les trois Vénus de la grotte «  de l’abri du roc au sorcier » sont certainement celles qui me connaissent le mieux. Je suis empreint de leurs traces. Elles sont la mémoire de mon enfance.
Je raconte mon histoire.
Ma matière je la tire de ma mémoire. Je la transcende par-delà mon réel. Elle est mes mots.

Je gratte, creuse, tire la pâte pour mieux révéler.
Je ne peins pas je dépeins. Je retire la couleur et l’épaisseur. Je délivre et libère l’émotion pour faire renaître le souvenir. Les couches se superposent. Trois couches comme les trois Vénus de la grotte.

Les couleurs sont choisies: chacune a sa place. Les creux sont là, s’estompent, se remplacent.
Je claque, frappe, bats, strie, estompe, caresse, brosse, lisse, frotte. Le pinceau ne suffit pas. Il est pauvre !
L’art ne ment pas. Il n’est pas stratagème. Il ne triche pas. Il est vrai et sincère.
Mes toiles sont mon vécu, mes sens, mes émotions, sans dérive des sentiments. Ma peinture n’est pas tronquée, ni censurée ou parasitée dans sa représentation communicante. Entre ce que je ressens et la matérialisation du ressenti, il n’y a aucune perturbation. Le message, l’image, le contenu de mon travail sont fidèles à l’émotion représentée. L’observateur n’est, lui seul, que l’unique modifiant.


GRATTER,
J’ai rempli ma feuille de pastel gras. Les couleurs les unes a coté des autres. Un bleu, un vert, un rouge, un orangé, encore un rouge, un jaune et puis des bandes dans l’autre sens. Dans la classe les autres aussi remplissent, alignent les couleurs. Qu’est ce qu’ils ressentent ? Ils le font parce qu’elle le leur a demandé. La dame a donné les couleurs. Moi, elles me plaisent. Je ne sais pas si c’est leur odeur ou celle de la pâte à modeler, mais une odeur associée à ce geste d’étaler cette craie grasse.
Elle glisse, accroche en douceur. Câline et suave et puis c’est moi qui choisis où la mettre. Dans un sens ou dans l’autre. Lentement, doucement, vite, court, long.
Les couleurs, les unes parlent aux autres, mais surtout elles me parlent à moi.
C’est décidé, je les aime. Je les sens en moi. J’ai trois ans et je les aime. Elles sont un miroir. Le miroir de mes sens.
Violent, criant, la dame veut qu’on les recouvre de noir. Elle l’a dit gentiment. Enfin je le pense. Mais c’est violent. Pourquoi me recouvrir de noir ? Je veux vivre ! Certainement elle a été gentille et j’ai couvert de noir. L’encre s’étale sur moi. Me recouvre. Je n’ai plus de couleur. C’est noir.
Bonheur sublime. Que la tristesse s’estompe vite quand on est enfant. Je gratte de ma plume et tout revit. Plus jouissif que de mettre le pastel, le faire réapparaître. L’émotion est grandissante à pleurer. Les formes ont des couleurs, les traits des émotions.
Voici donc ma première émotion d’artiste si l’on peut la nommer ainsi.
Depuis plus de trente ans ce souvenir, cette émotion sont restés en moi. Ils sont intacts et me guident sans cesse dans mon travail.

L’ESPACE,
Un escalier à descendre, un bâtiment en béton, des baies vitrées, une rampe métallique, un sol blanc et une odeur que je n’arrive pas à décrire, mais indissociables de cet ensemble.
Je me rendais ici le mercredi après-midi. L’année, l’endroit précis je ne les ai pas retrouvés.
Ceci est là, comme une évidence, un fait certain mais sans rien autour. Un souvenir seul, sans lien à autre chose. Une juxtaposition d’éléments comme un pudding. Une forme abstraite ou informe emplie de sensations agréables. Et puis, cette odeur qui est peut être unifiante comme un liant. Elle est proche de la terre humide. Mais là, ce sont mes mains qui se souviennent.

Chambord, une aile du château. Une salle aux murs de pierre, des tables, des pots, des pinceaux, des couleurs et surtout une liberté. L’ouverture, le possible. Les autres.
J’avais cette chance de m’y rendre régulièrement dans la semaine le mercredi. C’est bien après le souvenir de la forme informe.
La grille, l’allée qui s’allonge et ce monument qui est à eux. Les enfants que nous étions avaient cette incroyable chance d’y être chez eux. On venait y peindre avec une femme qui m’est resté très chère, Anne marie PIAULET.
L’endroit offrait une multitude de rêveries. Il donnait à se perdre. Tout semblait possible. Au-delà du souvenir pictural où l’acte de peindre est cette sensation d’espace, d’une bulle indéfiniment modulable ou modelable.
On y passait d’un espace à un autre, d’une lumière à une autre, d’un son à un autre.
Le plus grand délice, l’extase, était de marcher ou, devrais- je dire de voler dans les greniers. Quiconque n’a jamais volé dans les greniers du château de Chambord ne volera jamais.
Ils sont époustouflants de force, de grandeur, de paternité, de féminité. Ils sont suaves, et violents, immenses et protecteurs, inimaginables de beauté. La couleur qui y règne est quasiment indescriptible. Elle est celle d’un ciel irlandais derrière mille bois de cerf. Ce ciel gris perlé, lumineux et sombre, et ces bois alignés, parfois courbes, qui laissent deviner du derrière. Il en ressort du vivant.
Ce ressenti, cette émotion ne peuvent que vous accompagner par la suite.

DEPEINDRE,
A 8 ou 9 ans un camarade de classe Emmanuel, qui s’avéra mon unique ami, avait pour papa un peintre, Hubert DAMON.
Je ne sais comment rentrer dans ce souvenir.
Lorsque je passais mes week-ends chez lui au château de la Motte, ce qui arrivait souvent, c’était enchanteur.
La propriété était un grand domaine à la demeure belle et élégante. Nous passions nos journées à jouer dans le parc, à chasser la truite, à essayer d’attraper les anguilles, les mains sableuses, de retourner les moutons et faire des cabanes dans le bûcher. Nous avions la prétention de nous croire Hercule et d’abattre les arbres morts d’une simple poussée.
Tous ces jeux étaient rythmés par de furtifs passages à l’atelier paternel. Lieu sacré où l’on se glissait comme dans un interdit.
L’ambiance y était celle de l’odeur des pinceaux innombrables qui attendaient la main du maître, des toiles croquées prêtes à être couvertes de chair pâteuse, d’huile, et battues par le pinceau. Hubert DAMON était rare. A table jamais je n’osais parler de peinture ou poser des questions, par timidité ou pudeur peut être ?
Il utilisait des couleurs pures et gourmandes. Un après-midi, Emmanuel et moi avions pour mission de gratter et laver certaines toiles vouées à ne plus recevoir de couleur. Installés à l’ombre d’un arbre, le tableau, les pieds dans une immense bassine, nous voici en plein délit et crime de grattage et lessivage. Supprimer l’œuvre était notre jeu de l’instant. Le châssis, plus haut que nous, donnait à respect.
C’était un jeu dont le sens premier n’était pas le nôtre. Ce qu’il en reste à ce jour c’est cette toile brute, nue face à moi, grande et vide où juste quelques restes de création perdurent malgré nos efforts. Je l’aimais bien comme cela aussi. Elle avait un autre sens. Elle était devenue mienne sans le vouloir. Je n’avais pas mis mais retiré. Je n’avais pas peint mais dépeint. Cà n’a de sens réel qu’à ce jour. Un format au-dessus de mon regard, peindre et dépeindre, l’acte de mes neuf ans n’est saisi que dans l’instant de mes trente ans.

Le parc recèle une multitude de plaisirs. L’un d’eux se trouve caché et à découvrir.
Une rivière court au milieu du domaine et nous aimions y naviguer. Traversant les iris et cueillant les rames au creux d’un vieil if, nous descendions rejoindre la barque. Un de nos jeux préférés était d’accoster sur l’île aussi petite que délicieuse. En son centre elle abritait, caché par les arbres, un temple d’amour. Octogonal, trois marches et une promenade le cintrant, il se dressait au milieu des ronces. Une face sur deux avait une fenêtre, une porte double permettait d’y pénétrer. N’y a t’il pas plus belle cabane qu’un temple XIX° de dix mètres carrés au milieu de nulle part ? Au sol une rose des sables en marbre noir et blanc.
Plein du courage de l’enfance nous décidâmes d’en faire un de nos nombreux fiefs.
Je garderai toujours en mémoire cette sensation d’isolement et de protection qu’offrait ce lieu. Les arbres protégeaient ces fragiles murs, que protégeait la rivière, que protégeait le parc, que protégeaient les grilles et le mur d’enceinte. Le centre d’un ensemble où rien ne pouvait arriver sauf le bonheur de l’enfance

Un matin peu avant l’heure du déjeuner une voiture passa les grilles. Sans bruit, elle glissait, vers le perron, majestueuse, mystérieuse. Seuls les cailloux claquetaient comme pour l’honneur. Les portes de la Rolls-Royce s’ouvrirent et l’homme qui en descendit m’était inconnu. C’est Irène DAMON, la fille d’Hubert, qui me rappela ce souvenir.
Alors que juste je prenais conscience de la peinture de DAMON, alors que juste je commençais à la sentir, l’écouter, l’observer, j’allais, sans aucune prétention la goûter. Si honneur il y avait, j’en étais totalement étranger. Nous eûmes droit à des feuilles et des couleurs pour prendre un cours de peinture sous le regard de deux maîtres, DAMON et LORJOU.
Je ne découvris la peinture de LORJOU que bien des années plus tard. Et si aujourd’hui je peux aimer deux peintres, c’est LORJOU et DAMON.
DAMON pour tout ce qu’il ignore m’avoir offert, pour ce qu’il ne soupçonne pas m’avoir donné. LORJOU pour avoir partagé et donné à DAMON. Ainsi j’ai pu recevoir.

J’ai rarement rencontré d’endroit qui m’exaltait autant dans ma quiétude. Serein et vous renvoyant à vous-même sans interférence. Endroit où il n’y a pas de rupture entre vous et l’extérieur. Les choses glissent comme des évidences. Rien n’entrave l’esprit. On y évolue avec confiance.

J’ai ressenti un sentiment semblable au même âge en effectuant une retraite à l’abbaye de Saint Benoît sur Loire. Mais ce qui m’émerveilla le plus en cet endroit ce fut le travail du vitrail qu’effectuaient les moines. Les couleurs des verres colorés, avant de devenir vitrail, m’avaient subjugué. Des couleurs intenses, vives, franches, posées là sur la table.
Des verres bruts, épais, coupants. L’objet avait une autre dimension. Un univers a lui seul. Chaque pièce colorée prenait son éclat en contraste d’une autre.
Captivante, la couleur vous possédait et offrait une émotion toute particulière. Pauvres moines dont je n’honorais pas le travail mais la matière qu’ils avaient la chance de caresser. Mon plaisir fut immense en repartant avec quelques morceaux de couleur.

LA MATIERE,
L’archéologie est très prégnante dans mon travail. Dans les années 1975 mon père entreprit des fouilles dans le jardin familial juste sous notre portique de jeux.
Les quatre garçons y prirent part.
Précision et méticulosité étaient de rigueur. Les relevés, les côtes étaient soigneusement retranscrits. Chacun de nos gestes dévoilait l’histoire de notre aire de jeux. Pinceaux, truelles avaient remplacé la corde à nœuds et le trapèze.
Lorsque je regarde les archives de nos trouvailles rangées sur une étagère dans le bureau de mon père, je ne peux m’empêcher de penser à cette terre, ces strates, cette croûte et ce creux dans le sol où nous nous enfoncions au milieu du quadrillage de cordes tendues délimitant nos recherches.
Le plus marquant est sans doute cette paroi de terre que l’on faisait naître. Irrégulière, des éléments rocheux en dépassaient. Tantôt sablonneuse, argileuse, elle était colorée d’ocre, de bruns foncés ou clairs. De-ci de-là une couleur s’affirmait. Une histoire se lisait sous le frottis du pinceau, sous le raclage de la truelle. Jamais lisse, ses stries notaient son âge et laissaient paraître les ans.
Je retrouverai ce même ressenti en travaillant plusieurs années sur un chantier de fouilles au château de Frédval. Les années n’avaient pas altéré mon désir et mon plaisir à toucher cette terre raconteuse.
Les couleurs qui ressortent de cette relation sont profondes, justes et simples. On y retrouve toujours un équilibre. Une surface terreuse quelle que soit sa position, verticale ou horizontale, est emplie d’équilibre. Vous avez beau l’agrandir elle restera toujours harmonieuse.

Le plus impressionnant est sans doute l’infinie tonalité. Jamais unie, elle offre une palette à l’hectare. Sa richesse picturale et son relief sont profonds et dialectiques.

Elle sait nous parler. A qui l’écoute et non pas simplement la regarde.
L’archéologie aérienne apporte ce même sentiment mais avec une palette plus diverse en fonction du lieu observé. Mais ce qui est le plus surprenant dans ce type d’observation, c’est ce qui se découvre avec la hauteur. C’est ce qui se découvre au fur et à mesure de la hauteur.

Un champ de blé vert est vert velouté au ras du sol, mouvant et nous plait par sa douceur. Mais en prenant de la hauteur on peut voir les traces du passé. Le champ de blé vert va raconter l’histoire.
L’épi qui aura poussé sur une partie calcaire, pierreuse ou rocheuse sera plus petit et prendra une teinte différente de celui qui aura poussé sur une terre riche. De la juxtaposition de ces différents épis naîtront des lignes courbes, droites, des creux, des bosses visibles du ciel. C’est de ces empreintes là que l’on peut deviner les plans d’anciennes fortifications, habitats ou autres vestiges archéologiques.
Cette observation est passionnante. Notre positionnement nous donne une perception des choses totalement différente selon l’endroit d’où nous observons.
D’en bas, le champ est vert suave et bucolique. D’en haut, il est histoire. Le positionnement en rend le discours différent.

LE DEDANS,
Si l’archéologie a marqué mon enfance, les grottes l’ont encore plus envahie.
Angle sur l’Anglin, lieu de villégiature d’été pour ma grand-mère paternelle qui aimait à s’y rendre, regorge de cavités rocheuses et de grottes.
Trois d’entre elles ont été mon terrain de jeux.
La première, située au bord de l’Anglin, rivière douce rythmée par les moulins, est à quelques mètres au-dessus de l’eau. De la route on grimpe le talus et l’odeur humide et mousseuse vous envahit. La fraîcheur et l’ombre grandissante de la roche vous pénètrent. Une fois foulé les dernières feuilles et branches craquant sous nos pas, on s’invite dans l’espace.
Silence.
Sombre atmosphère, vide et froide. Le regard sans lumière observe.
On sent, écoute, tâtonne, trébuche.
Résigné, on ne lutte plus.
On s’arrête. On écoute. On respire.
Silence.
Un bruit de clapotis. Un bruit strident. Un clapotis.
Assis on découvre un autre univers. On s’abandonne, se laisse pénétrer de cet ensemble. On l’accueille, le ressent. Ça y est. Je n’ai plus peur. Je me lève. La clarté se devine. Les formes apparaissent. J’ai oublié l’extérieur et ne suis que dedans. Tout est vrai. Rien ne dérange. Rien ne stoppe, rien n’arrête mon souffle.

L’espace est paisible, la roche que je tâtonne pour avancer devient familière. Humide, douce, froide, elle est rassurante. Le pied hésite mais croit en mes sens. Tout est en éveil. Mon nez, mes oreilles, mes mains, ma bouche, ma peau. Je reçois, perçois, devine. Quel étrange bonheur.
J’en ai oublié mes frères qui étaient de la partie. Souvent nous y allions. Parfois seuls, parfois avec notre père.
Si la première salle m’était devenue familière, j’avais une terrible appréhension à « courir » les boyaux qui menaient dans les profondeurs de l’autre salle. Notre père nous guida et nous voilà, moi âgé de 7 ou 8 ans, glissant, rampant dans un étroit boyau long et gluant. Quelle étrange sensation. Seul mon souffle, tel celui d’un buffle, semblait vivant. Mon corps n’existait plus. J’étais un souffle rampant. La lumière était à celui qui menait la file. Moi je ne me souviens que des ombres.
La salle, la grande salle comme disait mon père. Les sensations étaient terriblement différentes. On n’y était pas seul mais bruyamment ensemble. On y parlait pour se rassurer. Les explications historiques, géologiques couvraient le mal-être.
Ressortir, reprendre le boyau gluant dans l’autre sens. Retrouver mes pierres de la première salle, ma mousse, mes bruits. Là était mon désir présent, mon bonheur attendu.
Quelle délivrance. Le buffle est parti. Je reprends mes sens. Le boyau est fini. C’est étrange, soudain le souvenir est agréable. Fier, heureux. La crainte s’est estompée.
Je suis content !
Je descends le talus qui rejoint la route.
Les jambes sur le goudron, tout est enivrant. Trop d’espace, les arbres sont grands, la rivière bruyante, les verts trop vert, les oiseaux trop présents. Je tourne sur moi-même, saoul de liberté.
J’aimais être dedans. Sur le chemin du retour les sens reprennent leur place. La chaleur du soleil d’août est bonne. J’y retournerai. J’y suis retourné et j’ai aimé chaque moment.

La deuxième grotte est  « l’abri du Roc au sorcier». D’époque magdalénienne, des fouilles étaient déjà en cours lorsque j’étais enfant. Un grillage barrait l’entrée de la cavité rocheuse qui abritait des fresques. Sans doute l’un des plus beaux exemples de sculpture en bas relief d’époque magdalénienne connue à ce jour. Trois Vénus alignées côte à côte. Somptueuses, simples, une vulve pour corps. Ovoïdes, pointues à la base, les bras collés aux flancs. Leurs têtes droites, majestueuses.
D’autres bas reliefs représentant des bouquetins, vifs, bien marqués, au trait juste.
J’avais trouvé un passage sous le grillage et j’aimais à m’y rendre dès que je le pouvais. Seul, je regardais ces trois Vénus. Je ne les ai jamais touchées, juste regardées. Combien de fois ? Je ne sais plus. Trop et pas assez. Je restais là, seul. J’aimais ce lieu. L’espace était ouvert et la lumière du jour éclairait largement. Les arbres, la roche, la rivière en contre bas. Unique. Seul. Les moments étaient magiques. Je rentrais les yeux pleins de charme. Sur le chemin du retour je gardais chaque image contre moi.
Ces trois Vénus peuplent mon souvenir. Est-ce le trait, la forme, la trace ?
La troisième grotte est sur le même chemin. Longeant la rivière, sur la même rive, le terrain s’étale sous les arbres. L’eau s’apaise et laisse la place à une petite île recouverte de mousse, d’herbe et de cailloux. Un petit coin d’Irlande perdu ici. J’aimais cette grotte.
La « grotte aux trous », elle est pleine de trous ! Très aérée, elle a deux niveaux et plusieurs entrées. Ludique, facile à vivre on croirait une maison troglodyte. Généreuse, on y dormirait volontiers. Sans intérêt historique, elle abritait certainement des vagabonds, bergers ou pêcheurs.
C’est cela qui la rendait surprenante. Combien avaient dormi ici ? Perdue, loin du village, elle sortait d’un conte. On pouvait lui prétendre toutes les histoires et légendes. Tout lui allait. Un ogre, un loup, une fée. Tout lui était possible. Mais quand j’y étais, c’était ma maison, mon lieu sans monstre ou vilain.
J’y étais bien d’autant plus qu’elle ouvrait sur une très jolie vue sur la rivière et l’île irlandaise. J’aimais le terrain qui descendait en pente douce. La rivière, la pente, la grotte étaient un ensemble des plus rassurants. Les arbres protégeaient et le soleil rassurait.

« Ne passez pas par cette fenêtre ! » Bonne maman s’éreintait à nous apprendre à passer par la porte. De la rue il était tellement plus simple d’escalader le mur de la fenêtre et gratter le crépi des pieds. Secouer les genoux une fois dans le salon, et la poussière blanche couvrait les tommettes rouges vieillissantes. La porte était accolée à la fenêtre, mais entrer par cet orifice interdit révélait notre exploit journalier de garnements cascadeurs. Ce sable chaulé était dur et tellement fragile que j’aimais à le sentir sur moi s’effriter. En tombant sous l’effet de nos souliers il révélait les pierres de la maison. Apparaissait son dedans. Il y avait donc un autre dedans que celui de l’intérieur. Il y avait donc quelque chose derrière cela. Une couche puis une autre. C’est curieux comme une petite chose insignifiante, un acte qui aurait dû être oublié, peut se révéler d’une importance incommensurable dans une vie.
Plus nous grandissions, plus nos souliers grattaient et plus bonne maman désespérait de nous voir passer par la porte.
J’aimais à penser que je passais par là en revenant de la grotte. La porte aurait stoppé l’émotion. La fenêtre elle, rajoutait une dernière touche au rêve.

LE FORMAT,
La voiture quitte le jardin. Les quatre garçons emboîtés à l’arrière, père et mère à l’avant. Quelle route nous attend ? Pour moi on est parti à droite puis tout- droit.
La première frontière ne me marque pas. Nous sommes déjà loin de ma chambre. J’ai peut être dix ans. Maintenant à la fenêtre quelque chose n’est pas normal. Les maisons sont plus rares. La voiture roule doucement. Des grillages se dressent sur ses flancs. D’abord une rangée, puis deux. Le paysage est absent. Personne ne parle. On roule. Un mirador, des hommes marchent, droits, des chiens à leur coté. La voiture stoppe. Des barbelés en travers. L’homme les tire pour libérer la route. Encore un mirador. Maintenant les hommes marchent entre deux rangées de grillage. Des croix en X, métalliques, barrent de nouveau la route. Contrôle. On repart. Devant nous une cote couverte de sable. Puis la route reprend son visage connu. Les miradors et le grillage nous accompagnent encore un peu et puis nous quittent.
Surprenant, un champ de blé immense, la campagne. Le ciel est bleu, un panneau publicitaire gigantesque, rouge, placardé d’une faucille et d’un marteau se dresse au milieu de nulle part. Le blé jaune à perte de vue, le rouge du panneau, sublime au premier abord.
Ce tableau se répétera souvent. Il me marque autant que les façades de Prague. Leurs couleurs sont un festin. Des jaunes, des rouges, des verts, des bleus. Toutes serties de blancs. Des surfaces colorées côte à côte, rythmées de blanc.

Du même regard les images défilent.
Venise, de grandes bandes gris vert, flanquées de rectangles vermillon, élancées, dentelées de blanc, rehaussés d’un filet de bleu tendre.
L’Irlande, carré gris perlé serti d’un vert émeraude.
La Bretagne, rectangle brun pâle, fuyant vers l’horizon taché d’un bleu outremer, centré d’un vert mousseux et sec.
Chaque paysage a droit à son aplat de couleur, à sa juxtaposition de formes.
C’aurait pu être cette peinture là : Les paysages à travers la vitre de la voiture.
Certainement, ces souvenirs de voyage sont moins marquants, moins prégnants. Ils sont beaux mais ne vibrent sans doute pas au même niveau.
Le voyage a rejoint la grotte mais, dans l’espace, dans le volume. Il m’a donné une dimension architecturale, une vision dimensionnelle des choses, des objets. L’architecture prend son empreinte dans cette mémoire là. Je vois la place de l’individu dans ce dedans-là.
Un habitat n’est pas seulement un abri. Il respire et se colore de celui qui y vit. Ce dernier pénètre l’espace et le modèle. Il trace son rythme, ses lignes, ses courbes, ses creux. Comme un tableau l’habitat est émotionnel. On évolue dans le tableau spirituellement. Dans l’habitat on évolue aussi physiquement.
Il est tridimensionnel comme la sculpture.
J’aime la sculpture pour cette promenade qu’elle offre. On peut l’entourer, l’envelopper. En faire le tour nous offre une perception de son espace, de son volume. La créer ne s’arrête pas à élever l’objet mais à construire un espace plein dans un autre espace ?
L’espace qui nous entoure existe par ses limites, ses obstacles. La sculpture est une limite, un obstacle où s’arrêtent notre regard, nos rêves. Elle capte nos émotions et nos sens sont renvoyés à eux-mêmes, s’interrogent, regardent, observent. Cet espace plein qui est l’objet révélé fait appel à notre mémoire et nos souvenirs émergent. L’émotion se livre. Notre corps existe face à lui. Ce sont deux volumes face à face, la dialectique du corps et de l’espace plein. Dans ma peinture, dans son expression, je tends à retrouver cette dialectique dans son épaisseur. Si on n’en fait pas le tour, on voit ses creux et épaisseurs. Notre regard bute sur une croûte et repart sur une couleur.

Si mes formats 180 x 80 font référence au tableau plongé dans la bassine, quand ils sont verticaux et au boyau quand ils sont horizontaux (ce qui en donne un sens de lecture) mes formats 140 x 140 associent la matière rocheuse de la grotte, le terreux du sol, la hauteur de l’archéologie aérienne, ils s’imprègnent également de l’espace et du son de la boîte à legos.
Des petits legos rectangulaires emplissaient une boîte de bois carré de 50 x 50 haute de 30cm. J’aimais à m’y plonger, cherchant, soulevant, tâtonnant pour trouver la pièce. La bonne forme, la bonne couleur. Toutes ces briquettes rouges, jaunes, blanches donnaient un aspect orangé à l’ensemble. Leur bruit résonnait dans la caisse de bois. Mes mains buttaient sur ses bords. J’aimais les promener dans cet espace. C’était pour un moment mon dedans à moi. Je vivais dans cette boîte à legos. J’y étais libre. C’était mon espace, mon volume que personne ne pouvait pénétrer. Le 50 sur 50 était mon intimité. J’y rentrais tout entier et pouvais m’y promener. Tout y était possible. J’y étais libre. Dans cet espace totalement fermé j’y étais totalement libre. Et puis personne n’aurait eu l’idée d’y entrer. J’étais sûr que personne n’y entrerait. Dans ma boîte j’existais entièrement. Ma liberté était dans mon enfermement. Cette forme était mon espace.
Cette liberté je la retrouve dans ma toile, dans mon format. A la différence qu’aujourd’hui j’ y invite. J’y crée, bâtis, rêve, remplis. Mais cette création est visible, partageable. J’aime cela, c’est devenu offrable et communicant.


Peinture ?... souvenir ?...
Les souvenirs sont parfois surprenants. Il est curieux de les voir venir à nous. Ils entrent sans frapper. Vous submergent et semblent nous regarder alors que c’est nous qui les regardons. Qui regarde qui ? Ont-ils grandi avec nous? Les choses y sont toujours plus grandes. Mais n’étions-nous pas plus petits ? N’avez-vous pas remarqué qu’ils sont légers, les bons bien sûr ! Ne sont-ils pas rassurants ? Une chose est certaine, ils sont ce que nous sommes aujourd’hui.

Certains d’entre eux ne sont pas présents dans ma peinture et j’en suis surpris. Surpris parce qu’ils sont parfois encore plus délicieux, plus plaisants et plus grands que d’autres. Ils ont peut être pris leur place ailleurs en moi. Cependant ils auraient grandement leur place sur la toile.

Mes mains rentrent, mes doigts touchent, enfoncent, enlèvent, laissent leurs empreintes. La pointe soulève. Le souvenir se travaille, se révèle.
Ce n’est pas un travail exutoire ni thérapeutique. Ce n’est pas une recherche de mon inconscient. Je suis dans mon conscient. C’est penser le plus beau de mon dedans, le plus coloré pour le garder dans la réalité. C’est rendre réel ce qui l’a été. Ce réel qui a transité dans mes pensées, dans mes souvenirs, dans ma mémoire pour lui redonner une existence visible, palpable et partageable.

Imaginer une belle histoire c’est offrir à l’autre une part de bonheur. Ma peinture est un échange. Je la veux communicante d’émotion. Les émotions ne sont pas faites pour être stériles mais pour être partagées.